Thursday, April 18, 2024

R éversibilité


Je suis malheureuse. Je suis heureuse. C’est pareil


Je lis dans le livre de François Jonquet sur Gilbert & George leur réponse au questionnaire dit, en France, « de Proust » (questionnaire qui vient d’Angleterre, en vérité) : « Votre idée du bonheur ? — Le malheur. » « Votre idée du malheur ? — Le malheur. » C’est vrai. Je découvre — on appelle ça la dépression — que le malheur et le bonheur, c’est pareil. C’est affreux, mais, au fond, c’est pareil. Peut-être que, d’un ultime coup de rein, je rétablirai encore une fois mon équilibre avant de mourir, peut-être pas. Ma mère a vécu ses dernières années dans le bonheur. Elle. J’en ai été témoin. Peut-être, pour moi, que le malheur ne sera plus jamais aux couleurs du bonheur, jamais plus la Corse, l’île de beauté… mais c’est égal, il y en aura d’autres après moi — puisque je crois au principe des vases communicants, à la théorie de la « réversibilité » chère à Baudelaire. Cette théorie considère, si je m'en souviens bien, qu'il y a dans le monde autant de mal que de bien et alors, si le ou la sainte se fait martyrs, c’est pour que d’autres soient comblés de grâce et de douceurs. C’est le principe de substitution. Se désigner à la souffrance. Souffrir volontairement à la place d’autrui. A une amie qui s’inquiétait hier soir au tél de mon état dont elle lisait les descriptions sur IG, je répondis (pour la rassurer) : « C’est aussi que tout le monde est tellement préoccupé à donner une expression idéale à sa vie et à son bonheur… J’ai sans doute envie du contraire, de me plaindre ; c'est soit l’un, soit l’autre… » Hélas, ce jeu est vain, prendre le contre-pied n’est au fond pas possible car il n’y a jamais de contraires, au fond, jamais : tout est rassemblé, tous les fils, dans l’immense écheveau de Dieu. (Ce n’est pas la pièce de Boris Charmatz, vue hier soir, qui a pu m’éloigner de ce genre d’élucubration.) A cette amie, une autre fois, j’avais demandé si elle pensait qu’un jour je deviendrais clocharde, j’en étais — et suis toujours — terriblement attirée. Je ne pense pas au suicide, mais la rue m’attire. Elle avait réfléchi, cette amie, assez longuement et m’avait répondu : « Tant que tu vas chez la coiffeuse, non ! » Mais il y a maintenant bien longtemps — chaque jour un peu plus — que je ne suis pas rendue chez la coiffeuse... 


Hier soir l'amie m'a encore dit : « En tout cas, tu as bien chopée qqch du féminin : les femmes sont toujours malheureuses ». Alors nous avons ri et nous avons eu l'envie de nous voir et de nous revoir

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L a joie a plus de poids que la tristesse


Frank se plaignait de travailler trop, il ne voyait pas ses enfants grandir, toujours sur les routes… et je lui avouais qu’il y avait, en effet, dans ma situation de chômeuse bien des avantages (des avantages qu’il fallait parfois défendre bec et ongles pour ne pas se les faire voler). La vie se déploie dans son absurdité — si belle —, dans son temps libre — et, ça, c’est extraordinaire. Vous êtes sur le bord — et, ça, c’est assez extraordinaire à expérimenter parce qu’en fait, vous y êtes toujours, sur le bord. Une image m’est restée (et me revient) d’un article de journal, c’est Simone Veil qui rentre à pied de son ministère, le soir, toute seule, avec son sac à main qui se balance, détendue après sa journée de travail, fatiguée bien sûr, ou peut-être même pas avec son sac à main oublié peut-être au ministère... 


Mais alors les clés, les clés de chez elle ? Il y aura pour lui ouvrir, chez elle... En attendant, elle est seule, elle rentre de son ministère à pied dans les rues étroites et déjà désertées de Paris, dans la vie qui s’allonge... C’est ça, vivre, c’est sur ce bord-là...


J’étais au premier rang dans la pièce immense qui se déployait. Au premier rang : les pieds sur scène. A un moment, une danseuse était même venue se blottir antre mes jambes. Comme un animal. Je voyais sa beauté, sa nuque, le haut de son dos, sa féminité parfaite. Nous occupions les places libérées en dernière minute (Frank m'avait envoyé un message) de Mr Edward Mills. Ce nom me faisait rêver. Moulins. Un nom commun. De bonnes places, ça devait être qqn d’important... 


Ça m'avait rappelé la fois où le beau Frank Riester — pas encore ministre — m’avait donné de la main à la main ses tickets pour un opéra monté par Krzysztof Warlikowski au festival d’Aix... Ce soir, j’avais donc invité Bobo, dans cette salle sublime, renouvelée — où je me souvenais de Barbara : « Ô mes théâtres... » —, mais je n’osais le caresser de toute la représentation sans doute parce qu’on était très exposés ; peut-être aussi que la pièce était occupante, parfaitement passionnante, je ne voulais pas en louper une miette (et puis Bobo m’avait énervée, il était arrivé limite en retard et je m'étais évidemment énervée de m'énerver, j'étais plutôt nerveuse en ce moment). Je lui indiquais simplement, de temps en temps, quand ils s'approchaient, les danseurs avec qui j’avais déjà travaillé, Frank, Régis, Julien… Frank et Régis, splendides, savaient très bien où j'étais, j'avais l'impression qu'ils dansaient pour moi. Julien était plus concentré. Bobo m’indiquait une danseuse avec qui un de ses copains bogosses avait couché, ça la rendait plus belle, plus sexy encore d'imaginer


Sur Internet il y en avait, des Edward Mills, physicians, artists, doctors… tous des bogosses. L’un s'appelait même Edward Mills Purcell (prix Nobel de physique en 52, mort en 97)

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A ucun hommes n’est une île


« No man is an island,

Entire of itself;

Every man is a piece of the continent, 

A part of the main.


If a clod be washed away by the sea,

Europe is the less,

As well as if a promontory were:

As well as if a manor of thy friend's

Or of thine own were.


Any man's death diminishes me,

Because I am involved in mankind.

And therefore never send to know for whom the bell tolls;

It tolls for thee. »


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Wednesday, April 17, 2024

U ne invitation de dernière minute


Très impressionnée par ta pièce d’art sacré ! J’ai vu hier, du premier rang, j’étais comme un poisson dans l’eau à recevoir comme l’eau du ciel la sueur de tes danseurs, très impressionnée par le rêve de ton espace qui m’a rappelé une phrase de Paul Claudel soulignée récemment (du livre Connaissance de l’Est) : « Le soleil de la Pentecôte illumine la Terre nette et parée et profonde comme une église ». L’église visible et invisible. Corps mystique. Pour moi, tout art est sacré. Encore faut-il de temps en temps en faire la démonstration... Fabuleusement émue donc de te retrouver — et admirative — moi qui ne le suis pas du tout, en forme — toi, si en forme — magistralement écrire à la craie cette démonstration devant mes yeux comme au tableau noir (de mes ténèbres...)


Sans doute ta pièce que je préfère (mais c’est pas de jeu, je viens de la voir !) Sûrement inoubliable : tellement onirique. L’un de tes chefs-d’œuvre. 


Splendeur...


Marie-Noëlle


de loin je voyais la danse

de près je voyais la danse

dans la mémoire du religieux

dans la mémoire des cathédrales

dans la désaffection des cathédrales, grands coquillages


aimer Dieu qui s’en fout

qui s’en fout

inventer d’aimer — Dieu —

qui s’en fout 

mais, Dieu

l’aimer


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Sunday, April 14, 2024

J’ai enfin vu le film de Raymond Depardon sur la campagne de Valéry Giscard d’Estaing (1974, une partie de campagne) et j’ai été frappé par la douceur qui en émanait. Giscard a l’air de faire une campagne sans effort, sans colère, avec du temps comme en vacances, une absence de stress, une curiosité pour les paysages traversés, une confiance, un plaisir, une absence de machiavélisme et de ressentiment, juste convaincu d’être la bonne personne au bon endroit, mais sans avoir à l’imposer violemment. Pour voir sa violence, son intelligence d'attaque, j’ai dû revoir (sur YouTube) ce qui, dit-on, avait perdu François Mitterrand, le célèbre : « Vous n’avez pas le monopole du cœur », la phrase au bon moment du débat télévisé de l’entre-deux-tours. Mais, en campagne, c'est-à-dire sur les routes, en avion... il est apparemment détendu, jamais un écart avec ses collaborateurs, plus la puissance que le pouvoir. Il gère son image, puisqu'il se laisse filmer, mais en laissant carte blanche à Depardon. J’ai vu ensuite, d’un niveau infiniment moindre, le récit (façon Netflix) fait à partir des comptes falsifiés de la campagne présidentielle de 2012 de Nicolas Sarkozy (qu’il a perdue) qui amènera l’explosion de la droite (ce qu’elle a réalisé toute seule, avec ses propres forces). La figure de duel appelée des « deux veuves », les duellistes se plantant l’un dans l’autre l’épée de la mise à mort (François Fillon et Nicolas Sarkozy). Le fait que ce soit si sordide, si univoque (malgré la diversité des témoignages) rend comme faux le documentaire, trafiqué. Alors que la douceur, l’intelligence, l’humilité de celui sur la campagne de Giscard rend, pour moi, un son vrai. Pour raconter une chose il faut en raconter deux (à la fois), a fait remarquer récemment Christine Angot, sinon c’est du discours. Depardon raconte en même temps la campagne du côté du candidat de droite (c’est le sujet) et autre chose qui est peut-être son propre rapport aux choses, à la vie, son propre « intérêt flottant ». Giscard ne s’habituait pas au film qu’il a vu plusieurs fois sans se résoudre à donner son accord à la diffusion (il ne l’a fait que sur le tard). Par ex, il ne comprenait pas pourquoi Depardon avait filmé les gens venus à ses meetings et l'écoutent passablement plutôt que ses discours à lui. Les choses sont plus douces qu’on ne pense. Le journalisme, pour vendre, exacerbe les passions, les tensions du moment, les politiques, croît-on, pour être élus, souvent aussi, les dictateurs, à tout prix. Mais ce n’est pas vrai, pas aussi vrai. Les années passent. Ce n’est jamais du discours, la vie, sauf, parfois, la vie triste, quand on ne s’en sort pas… mais on s’en sort, en général, car les époques changent si vite qu’il ne reste que le vent, que le mouvement, que le mouvement du vent


Saturday, April 13, 2024


 

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Friday, April 12, 2024

Je vous envoie ça à cause — entre autres — de la scène de lapidation qui fait penser à celle de Quichotte bien sûr, avec les « amandes de rivière » (mais tous les coups qu’il reçoit). C’est d’une interview de Clément Rosset qui aimait beaucoup l’Espagne et son humour (il cite, mais je n’ai pas retrouvé, un vieux paysan qui, montant dans un train, s’était exclamé : « Comme tout est loin ! ») 


« Mais hélas ! quoi que vous fassiez pour échapper au réel, que vous recherchiez le divertissement ou que vous construisiez un système métaphysique, il finira toujours par prendre sa revanche. La mésaventure qui est advenue à Raymond Lulle, un des principaux penseurs du Moyen Âge, est à cet égard très instructive. Cet homme, né à Majorque au XIIIe siècle, a consacré sa jeunesse aux plaisirs, notamment aux femmes, c’est-à-dire qu’il s’est d’abord montré très sage. Puis il est monté sur une des petites montagnes majorquines où il a connu une illumination religieuse. Au sommet de sa nouvelle vocation mystique, Lulle a eu la révélation d’un grand art, un ars magna : il s’est figuré qu’il était capable de construire une démonstration rationnelle assez rigoureuse pour convertir tous les hommes au christianisme. Il a demandé qu’on le conduise en Afrique du Nord. Une fois sur la côte – Lulle parlait couramment l’arabe –, il a pris la parole afin de sermonner les musulmans avec sa méthode imparable, ses syllogismes parfaitement affûtés. L’effet n’a pas manqué : à peine avait-il ouvert la bouche que ses auditeurs ont ramassé des pierres. Ils l’ont lapidé. Même s’il faut déplorer la mort de cet aimable érudit, on ne peut s’empêcher de voir dans cet événement une savoureuse revanche du réel. Car la réalité passe par la sensation. Quand on vous jette une pierre dessus, ce n’est pas une idée de pierre qui s’écrase sur votre figure. »


Et ça aussi (bien sûr) :


« Je sais bien qu’il est un peu idiot de parler d’un tempérament espagnol. Mieux vaut éviter de raisonner comme cet Anglais qui, débarqué à Calais, conclut que toutes les femmes françaises sont rousses après avoir vu une passante rousse dans la rue. Mais il y a quand même certains traits nationaux marquants. Ce que j’aime en Espagne, c’est la gaieté, le sens de la fête, le goût de la vie qui s’exprime dans la musique et dans les danses – notamment celles qui viennent de l’Aragon, les boléros, les jotas, que je préfère aux danses andalouses plus austères. Avec cette nuance que l’Espagne est aussi le pays de la tragédie. J’ai beaucoup écrit sur le fait que l’allégresse et le sentiment tragique de la vie sont indissociables. C’est le cas en Espagne : voilà une population chez laquelle le sens de ce qui existe, de ce qui est – la dimension ontologique –, est complètement absent. Seul le paraître a de la consistance. Le monde est une porte merveilleuse, somptueuse, qui n’ouvre sur rien. Contrairement à certaines idées reçues, les Espagnols ne prennent rien au sérieux. Chez eux, tout est factice, en carton-pâte. Pour employer le jargon philosophique, l’Espagne est le pays par excellence du phénoménisme. Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands philosophes espagnols, Baltasar Gracián, décrit le monde comme une apparence et affirme que « ce qui ne se voit point est comme s’il n’était point ». En Espagne, ces deux idées, « rien ne vaut rien » et « la joie de vivre est infinie », sont alliées. Tout est foutu, soyons joyeux. Rassurons-nous, tout va mal : c’est l’une de mes devises préférées. Une telle conception du monde imprègne la culture de cette nation, du don Quichotte de Cervantès aux compositions de Manuel de Falla. Il n’y a que le réel, mais le réel est dispensateur de joie. »


L’ensemble de l’entretien  

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Friday, April 05, 2024

L e Mal de vivre


Supporteriez-vous que je me plaigne encore ? De quelle durée durent les deuils ? Les accidents de la route ? Les exils ? Dans le Temple du Sombre dont ma vie est enclose, est-il possible d’entrevoir… Pendant longtemps, si longtemps, quand on me demandait : « Comment ça va ? », je répondais, sonore, fanfaronne, la politesse du désespoir : « Très bien, merci ! », d’une franche et stupide honnêteté… Si, il y a quand même des ruines de sourire, n’est-ce pas ? Ce pâle printemps, mais est-ce racontable ? non, ça ne l’est pas, ça se cherche, ça se soliloque, les foules sont jetées dans leur cauchemar et nous sommes une parmi mille pistes et ces millions et ces milliards, nous ne sommes pas différentes. Laissez-moi vous dire que je vais mal… 


Et puis on entre dans une librairie après le travail, on hésite à descendre dans le métro, il fait encore jour, on va vers les beaux jours, c’est humide, c’est chaud, c’est l’amour des plantes et on entre dans une librairie pour voir si d'un titre — parmi les milliers qui ne font que trop signe —, si un livre dirait la vérité. Il y a des titres, on les aligne, comme : Culbuter le malheur, Fabriquer une femme, Ecrire pour guérir… mais tous ces titres mentent, on le sent bien… « Ce n’est plus permis de mentir ? — Non, ce n’est plus permis… — Pourquoi ? — Il y a trop de mensonges… » Raison d’insister 


« Vous ne croyez pas ce que nous disons 

parce que 

si c’était vrai 

ce que nous disons 

nous se serions pas là pour le dire. »


C’est un livre de Charlotte Delbo 


Alors on est sauvé comme ceux qui ne le sont pas



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Thursday, April 04, 2024

E lle nage dans la tristesse


« Je n’évolue pas, je voyage » (Fernando Pessoa)


Il y arrive un moment où l’on a tout vu, mais où reste encore — je l’ai dit dans mon post précédent — la manière de voir. La manière de voir, ce n’est pas de voir un spectacle (là, il n’y a aucune manière, on te place devant un spectacle et tu vois). Non, la manière de voir, c’est de ne pas voir le spectacle. C’est seulement, pour moi, ce qu’il y a d’intéressant… Mais, pour cela, pour trouver des aides à la manière de voir, il faut traverser des tonnes et des tonnes d’ordures, de matériaux pollués, comme une grève des éboueurs, ce que j’appelle les matériaux honteux, le spectacle, le show-must-go-on, les cinémas, les théâtres, pendant qu’on exterminait les Juifs pendant l’Occupation. Cette fameuse « Zone d’intérêt ». Et pendant le monstrueux d’aujourd’hui, exactement la même manière d’amplifier le détournement...  


La jeunesse est sotte, elle devrait courir vers la vieillesse et non pas l’inverse (mais on l’a tellement prédéterminée à s’aimer) (ou à se haïr) 


Autre chose, les livres que j’ai lus si difficilement (de plus en plus difficilement) ces derniers temps sont des livres écrits par des fous, j’ai l’impression. Je ne sais pas si je touche l’essence de ces livres — et alors je dois bien avouer que je ne peux pas les lire jusqu’au bout, c’est-à-dire que je m’arrête avant de devenir folle moi-même — ou si c’est moi qui devient folle et n’arrive plus à lire les livres sans les prendre pour des objets fous. Vous voyez ce que je veux dire ?


Là, je suis dans Trois Guinées, de Virginia Woolf. Eh bien, je peux vous dire que V. W. est 1) complètement folle, 2) très vivante et 3) féministe. Un ami m’envoie : « Pas une page plate chez V. W., jamais. Et tout y est fait pour déjouer les états de tristesse — qui ne lui étaient pas tout à fait étrangers… » Ah, oui, parce que je lui avais dit, à cet ami qui me demandait, à la troisième personne, des nouvelles de Marie-Noëlle : « Elle nage dans la tristesse. Elle essaye de lire Trois Guinées, de V. W. »



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